jeudi 18 octobre 2007

III. Les Khmers Krom sous le régime colonial français (1862-1948)

III.-
LES KHMERS KROM SOUS LE RÉGIME COLONIAL FRANÇAIS (1862-1948)


A) La population khmère de Cochinchine à l’arrivée des Français

A partir de 1867, la Cochinchine tombe complètement sous les mains des autorités françaises. Le recensement effectué en 1888 dans les villages habités uniquement par les Khmers donne le résultat suivant:

10.673 Khmers à Baclieu (Pô Loeuh)
11.808 Khmers à Cantho (Prek-Russey)
16.080 Khmers à Chaudoc (Méat-Chrouk)
18.080 Khmers à Rach-Gia (Krâmuon Sar)
37.317 Khmers à Soctang (Srok Treang)
51.050 Khmers à Travinh (Preah Trapeang)
3.250 Khmers à Tay-Ninh (Ruong Damrey)
1.726 Khmers à Hatien (Peam)
92 Khmers à Saïgon (Prey-Nokor)

Soit au total, en 1888, une population khmère de 150.076 unités.

En 1898, Paul d’Enjoy fit une étude sur le regroupement des Khmer krom. Il a donné dans son “Manuel du colon” (Société d’éditions scientifiques à Paris) les noms des communes qui sont uniquement habitées par les Cambodgiens, telles que:

a) Dans l’arrondissement de Tay-Ninh (Nom en khmer: Rong Damrey)
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“1º/- Canton de Bang-Chrum (Cambodgien), 40 km de Tay-Ninh.
Trois communes:
- Bang-Chrum Srey
- Prey- Toch
- Can-Trang

“2º/- Canton de Chon Ba Den (Cambodgien), 40km de Tay-Ninh.
Cinq communes:
- Ampil
- Ca-Nhun
- Ké-Dol
- Rung
- Thung

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“7º/- Canton de Khang Xuyen (Cambodgien), 45 km de Tay-Ninh.
Onze communes dont:
- Kampong-Nhia
- Ca Khup
- Chrot-Sré
- Day-Xoai
- Dat-Bo
- Prey-Chet
- Pra-Ha-Miet
- Phum Xoai
- Ta Nheu
- Tapang-Robon

Page 261
“ 10º/- Canton de Tabel-Yul (Cambodgien), 39 km de Tay-Ninh.
Sept communes:
- Bo-Chet
- Met-Mul
- Ta Loc Ta-Dung
- Ta-Not
- Ta-Nup
- Ta-Pang-Pray
- Ta-Pang-Bro-Soc

b) IV.- Arrondissement de Bien-Hoa
- “17º/- Canton de Binh-Cach (Cambodgien), 100 km de Bien-Hoa.
Sept communes:
- Au-Binh
- Au-Trang
- Chon-Thanh
- Diem-Quan
- Huong-Mat
- Thanh-Cong
- Tu-Ton.

Ce ne sont là que des villages ou des “khum” où l’on ne trouve uniquement que des Khmers. Mais ces derniers habitent encore partout dans les autres districts tels que:
- Thu-Daumôt (Choeuteal Muoy Doeum)
- Vinh-Long (Long-Hor)
- Sadec (Phsardèk)
- Ben-Tre (Kompong-Russey)
- Tan-An (Kompong-Kô)
- Camau (Tuk Khmau)
- Bay- Xau (Bay-Chhau)
- Phu-Quôc (Koh Trâl)
et autres.

Les Khmers y vivent mêlés avec les immigrants annamites et chinois.

B) La minorité cambodgienne de Cochinchine d’après Malleret (1946).

Dans une conférence d'information faite à Saïgon le 17 décembre 1946, sous le patronage du Bureau des affaires culturelles du Service fédérale de l’instruction publique, conférence reproduite dans un numéro du bulletin de la Société des études indochinoises, M. Louis Malleret, ancien directeur de l'Ecole française d'Extrême-Orient, traita devant les officiers et fonctionnaires du corps expéditionnaire de l’Indochine, de la “Minorité Cambodgienne”.

En rappelant le caractère khmer du territoire cochinchinois, Malleret donna non seulement des renseignements utiles sur les Khmers du Kampuchea krom, mais fit une analyse complète de la vie des Cambodgiens de Cochinchine.

En attirant l’attention des autorités françaises de l’époque sur l’injustice commise à l’égard de la communauté cambodgienne, M. Malleret suggéra des réformes applicables aussi le bien pour les Khmers que pour le prestige de la France.

D’après M. Malleret, cette communauté représente environ 350.000 personnes.

“On doit considérer, dit M. Malleret, les droits des minorités, surtout lorsque celles-ci représentent des lambeaux d’un peuplement dont on peut suivre la remarquable continuité, des premiers siècles de l’ère chrétienne jusqu’à nos jours”.

Une partie de conférence est consacrée aux localités où l’on trouve les Cambodgiens:

“Ces Cambodgiens se rencontrent principalement au- delà du Grand Fleuve et du Bassac. Dans la province de Tra-Vinh, ils représentaient en 1937, un groupement compact de 82.000 individus, contre 156.000 Annamites. À Soctrang, la proportion était du même ordre: 50.000 contre 107.000. À Bac-Liêu, elle n’était plus que du sixième et à Cantho, du dixième. Mais, à Rach-Gia, elle se relevait au tiers avec 65.000 unités contre 192.000. Elle était à peu près du même ordre, à Hà-Tiên, petite province au demeurant de faible population, et à Chaudoc, représentait encore un quart, avec 40.000 Cambodgiens contre 168.000 Annamites. Si l’on fait abstraction de la province de Trà-Vinh, on constate que dans le seul Transbassac, la minorité cambodgienne s’élève à 16% de l’ensemble de la population.

“Dans les circonscriptions de Trà-Vinh et de Soctrang, ces autochtones forment des groupes compacts. En 1937, dans la première de ces deux provinces, l’élément khmer avait conservé une position dominante dans cinquante villages et possédait la majorité dans une vingtaine d’autres. Il était aggloméré autour de 109 pagodes où plus de 1.300 bonzes distribuaient l’enseignement bouddhique. À Soc-Trang, on ne comptait pas moins de 54 pagodes, et la personnalité de la race était solidement maintenue par “l’Association pour la formation morale, intellectuelle et physique des Cambodgiens de Cochinchine”, dirigée par M. Lam-Em. Dans les régions intermédiaires de Transbassac, les villages cambodgiens sont rassemblés autour d’Omon et de Thôt-nôt. À Rach-Gia, ils forment des îlots disséminés, dans le sud et le nord du chef-lieu. Mais à Chaudoc, dans le massif de Triton, ils représentent des agglomérations compactes, ayant su conserver de fortes traditions.

“Des éléments sporadiques se rencontrent, dans les provinces de Long-Xuyên, Vinh-Long, Tan-an et même Cho-lon, tandis qu’au delà de la Plaine des Joncs, on retrouve des formations plus consistantes, aux approches du Cambodge, dans la région de Tây-Ninh. Les Cambodgiens ont totalement disparu des provinces centrales, telles que My-tho, Ben-Tre, Go-cong, ainsi que des vieilles provinces de l’est, comme Ba-Ria, mais on en compte encore, quelques milliers, dans les provinces de Bien-hoa et de Thu-dau-môt, dernier vestige oriental de leur ancienne expansion.

“Si ces populations ont disparu d’une bonne partie du territoire, le souvenir d’une souveraineté révolue subsiste dans la toponymie locale. Certains noms de lieux ne sont que la déformation pure et simple d’anciens vocables cambodgiens.

C’est ainsi que, dans Sa-dec, il est facile de reconnaître Phsar-Dek, le “marché du fer”; dans Soc-Trang, Srok-Treang, le “pays des greniers”; dans Trà-Vinh, Prah Tapeang, le “bassin sacré” dans Bac-Liêu, Pô-Loeuh, le “haut banian”; dans Ca-Mau, Tuk-Khmau, les “eaux noires”; dans My-tho, Mê Sar, la “dame blanche”.

“D’autres sont la traduction annamite d’un ancien toponyme cambodgien. Ainsi, Bên-Tre, la “berge des bambous”, correspond à l’ancien Kompong Russey et, dans Bên-Nghe, “la berge des bufflons”, ancien nom d’une partie de Saïgon, on discerne aisément le vieux Kompong Krabey. Ailleurs, le terme ancien est devenu méconnaissable, mais il a souvent persisté dans l’usage populaire, et l’on entend dire Rung Damrey, “l’enclos des éléphants”, pour désigner Tây-Ninh, Long-Hor, le “divin noyé”, pour Vinh-Long; Méat Chrouk, le “groin de porc”, pour Chau-Dôc; Krâmuon Sâr, la “cire blanche”, pour Rach-Gia; Péam, “l’embouchure” pour Hà-tien, et surtout Prey-Nokor, du sankrit “nagara”, la “Ville de la Forêt”, pour désigner Saïgon-Cholon, c’est-à-dire l’ancienne cité khmère qui occupait, semble-t-il, une partie de la Plaine des tombeaux”.

M. Malleret donne dans la suite de sa conférence les caractéristiques de tout ce qui est khmer en Cochinchine depuis la forme des maisons jusqu’à la croyance aux “Neak-Ta”.

D’après lui, “les villages des Cambodgiens se répartissent sur les croupes de sable et dans un paysage de jardin et on reconnaît au loin les agglomérations khmères avec les bouquets de koki signalant l’existence des pagodes khmères.

“Ces pagodes de Cochinchine, dit Malleret, ne se distinguent guère de celles du Cambodge”.

Partout, il y a un artisanat khmer. A Triton, par exemple, “des ateliers familiaux où l’on fabriquait des tentures de pagodes d’une grande richesse décorative”. Et Malleret insiste auprès des autorités françaises sur la création d’école d’art pour les Khmers comme en ont été “créées à Bien-hoa et à Thudaumôt et Giadinh pour les Annamites”.

Abordant la religion, M. Malleret souligne que le Bouddhisme des Cambodgiens qu'ils soient de Cochinchine ou du Cambodge est celui du “Petit véhicule”. La croyance “Brahmanique” s’y mêle avec le bouddhisme. On y trouve par exemple la place des “Neak-Ta” exactement comme au Cambodge.

M. Malleret traita également d’un problème grave pour la minorité khmère de Cochinchine, celui de l’éducation.

La minorité khmère forme “un ensemble homogène par sa langue, sa religion, ses coutumes, ses traditions”. Attachés à ces usages, les Khmers répugnent à envoyer leurs enfants à l’école franco-annamite.

Il y a pratiquement peu d’écoles franco-khmères. L’autorité française a créé pour les remplacer des écoles traditionnelles de monastères. Il y avait:
- 95 écoles en 1944 avec 1.038 élèves
- 20 écoles subventionnées, en 1945, avec 571 élèves.

Il y a également des écoles dites “rénovées”, comme au Cambodge durant les années 1940-1945. L’enseignement y est dispensé par les moines. Le nombre de ces écoles est passé de 37 en 1930, à 90 en 1935 et à 209 en 1944 avec un nombre d’élèves passé de 1924, en 1930, à 7.274, dont 1093 filles en 1944.

Quant aux écoles franco-khmères, leur nombre s’élevait à 19 avec 30 maîtres seulement.

Quoi qu’il en soit, conclut M. Malleret, l'œuvre urgente, l'œuvre nécessaire, c’est d’accorder à la minorité cambodgienne de Cochinchine les moyens de sauvegarder sa personnalité en créant pour elle des écoles... ”

Abordant la question administrative, M. Malleret déclare qu'en 1946, il y reste encore “de tristes
traces du passé relatif à l’époque de l’oppression annamite, la fusion du village cambodgien avec un village annamite, mesure décidée sans précaution par l’autorité française a eu pour résultat de déposséder entièrement le premier de ses terres communales au profit du second.... ”

M. Malleret insiste également sur la nomination d’un “officier auxiliaire d’état-civil dans les villages
en majorité cambodgienne”.

Il ajoute qu’il est important aussi “que l’élément
cambodgien ait la place qui lui revient dans tous les corps élus, à quelques échelons qu’ils soient institués”.

La langue cambodgienne, dit-il, doit être officiellement admise dans la rédaction des requêtes ou de la correspondance administrative, il faut développer les bureaux des affaires cambodgiennes auprès du cabinet du gouverneur.

M. Malleret donne les chiffres suivants de la population khmère de Cochinchine:
en 1880: 150.000
en 1925: de 300.000 à 350.000

“Les Cambodgiens de Cochinchine sont appelés à prendre une certaine importance numérique en Cochinchine, loin d’être en recul leur nombre s'accroît à chaque recensement”.

La France doit faire prévaloir des solutions de justice.

M. Malleret termine sa conférence en s’adressant aux officiers et fonctionnaires du corps expéditionnaire de l’Indochine en ces termes émouvants:

“Si j’ai accepté ce soir, de vous entretenir de cette minorité, si digne d’être réservée d’une assimilation inéluctable, c’est sans doute qu’il m’a plu d’être ici, l’avocat des faibles. C’est aussi parce que la Cochinchine est un pays chargé d’histoire, où il est juste que survivent les descendants authentiques des bâtisseurs d’Angkor.”

C. - Le régime applicable des Khmer krom sous l’occupation française

Les droits suivants étaient reconnus aux Khmers du Kampuchea krom (Mémoire du gouvernement royal du Cambodge sur la minorité cambodgienne de Cochinchine):

a) droit des Cambodgiens à la participation aux affaires publiques.

Les notables cambodgiens étaient désignés ou élus au prorata des inscrits cambodgiens dans les cantons et les communes.

Dans le district de Svay-Tong (Triton), par exemple, deux personnalités khmères étaient nommées délégués administratifs.

b) droit au culte et à la pratique religieuse.
Les fêtes civiles et religieuses pouvaient être célébrées librement par les Cambodgiens selon les coutumes khmères et le canon bouddhique. Le Chaul Chnam Thmey (nouvel an khmer) et le Prachum Ben (Fêtes des morts) par exemple, étaient célébrés officiellement. Un institut bouddhique avait été créé à Soctrang et la hiérarchie religieuse était reconnue officiellement par l’autorité coloniale.

Les moines khmers de Cochinchine relevaient de l'obédience du supérieur religieux de Phnom-Penh.

Les écoles élémentaires de pali cochinchinoises, filiales de celles du Cambodge, présentaient leurs élèves à l’Ecole Supérieure de Pali de Phnom-Penh.

c) droit à l’instruction du cambodgien dans les écoles de monastères rénovées et dans les écoles franco-khmères

d) droit à la gratuité des soins dans des hôpitaux.

De plus, pendant l’occupation française, les “Chauvai sroks Khleang” continuent à recevoir leur désignation officielle et leur titre, comme par le passé, du roi du Cambodge:

1.- En 1868, Moen Uong, agréé l’autorité française comme “Onh Phou” du srok Khleang (viêtnamien de “Ong Phou Lam Uong”, se rendit à Phnom Penh, où S. M. Norodom lui conféra le titre de “Athikvongsa, (délégué royal) au khèt Khleang”. Cependant le titre viêtnamien de “Ong Phou Lam Uong” lui reste, ce qui fait dire au vénérable Thach Pang, que les Français, eux aussi, “viêtnamisèrent”
les Cambodgiens et les titres conférés par les autorités khmères.
Les Français obligèrent les Khmers à porter un prénom viêtnamien afin de faciliter l’enrôlement pour la perception des impôts.

Les gouverneurs khmers des provinces de Cochinchine doivent porter le titre de “Tong” et dans chaque province les “Montrei srok" reçoivent celui de “Lang”.

Ainsi cinq Tong furent nommés pour percevoir les impôts:
- dans Khèt Khleang: Tong Dinh Khanh;
- province de l’est: Tong Dinh Chi;
- province du sud: Tong Nhiev-Ha;
- province de l’ouest: Tong Dinh Ang;
- province du nord: Tong Dinh Khanh.

D’après le vénérable Thach Pang, Moen Uong relevait de la très haute autorité de S. M. Norodom pour tout ce qui avait rapport aux Cambodgiens.

2.- En 1880, à la mort de Moen Uong, son frère Moen Uor, après avoir été agréé par l’autorité française, conformément à la tradition, se rendit à Phnom-Penh pour rendre hommage à S.M. Norodom qui lui conféra le titre de “Okhna Athikvongsa”.

3.- En 1888, Son Diep remplaça Moen Uor. Il fut appelé en 1904 par S. M. Sisowath pour en être, à Phnom-Penh, le secrétaire particulier.

4.- Oudam Montrei Lam Em
En 1923, M. Lam Em, après un brillant succès au concours administratif, fut nommé “Ong Vieng Ong Phou Doc Phou Soe” exerçant son autorité sur les khmers, Chinois et Viêtnamiens.

Il s’efforça de relever le sentiment patriotique des Khmer krom en développant l’enseignement littéraire khmer.

Il a créé dans chaque monastère “une école rénovée”.

En 1927, il obtint des autorités françaises, l’autorisation de fonder des écoles primaires khmères.

En vue d’aider les élèves, il fonda en 1935 une “Association des lycéens de Cochinchine” (Samakum Soeksa Vithyealai).

En 1940, l’association envoyait des élèves poursuivre chaque année leurs études secondaires à Phnom-Penh, à Saïgon, à Gia-Long et à Prèk Russey.

En 1943, Lam Em Doc Phousoe, président de l’Association des lycéens, obtint l’autorisation de créer une Section de l’Institut bouddhique de Cochinchine, il fonda des écoles primaires de pali dans chaque monastère de Cochinchine. Les élèves qui sortaient avec le certificat d’études primaires de pali étaient envoyés à Phnom-Penh, pour y poursuivre leurs études supérieures.

Signalons enfin, à titre documentaire, qu’il collabora aux recherches archéologiques de M. Louis Malleret.

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